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Vers la fin des interpellations aléatoires?

La Cour supérieure du Québec invalide une pratique policière qui sert de « sauf-conduit » au racisme.

Police patrol car

C’est une décision qui représente un grand soulagement pour les communautés noires du pays, affirme sans ambage Me Patricia Fourcand, de l’Association canadienne des avocats noirs - Division Québec. L’organisme s’est vu reconnaître le statut d’intervenant dans la cause Luamba c. Procureur général du Québec. La décision touffue du juge Michel Yergeau invalide la pratique des interpellations aléatoires de véhicules à moteur, pratique qui jusque-là, était permise et jugée conforme à la Constitution.

« J’étais extrêmement touchée de voir qu’un juriste de cette envergure, de ce talent, ait été capable de si bien saisir les enjeux et d’avoir le courage de rendre une décision majeure sur ce sujet », déclare d’entrée de jeu Me Fourcand.

Le jugement Luamba abolit une règle de common law sanctionnée par la Cour suprême il y a plus de 30 ans. Aux balbutiements de la Charte canadienne des droits et libertés, le plus haut tribunal du pays avait eu à se pencher sur la légalité des contrôles policiers sans motif dans le cadre de l’arrêt Ladouceur.

Il les avait alors jugées conformes à la Charte : une telle interpellation d’un véhicule à moteur était légale au sens de l’article 1 de la Charte. Des objectifs de sécurité publique impérieux, comme la lutte à l’alcool au volant, rachetaient l’atteinte ainsi faite aux droits fondamentaux. Au premier chef, celui de ne pas être soumis à une détention arbitraire, aux termes de l’art. 9.

« Au moment où la Cour suprême s’est prononcée, les risques du profilage racial, s’ils étaient pressentis, n’étaient pas encore suffisamment connus pour que le plus haut tribunal s’y arrête », écrit le juge Yergeau dans son vaste exposé factuel.

Ainsi, les corps de police étaient en droit d’interpeller quiconque au volant d’une voiture sans avoir à se justifier. « La loi le permet », pouvait se contenter de dire le constable.

Trente ans plus tard, la Cour supérieure du Québec fait une tout autre lecture d’un tel pouvoir accordé aux policiers. « La preuve prépondérante démontre qu’avec le temps, le pouvoir arbitraire reconnu aux policiers de procéder à des interceptions routières sans motif est devenu pour certains d’entre eux un vecteur, voire un sauf-conduit de profilage racial à ’encontre de la communauté noire. La règle de droit devient ainsi sans mot dire une brèche par laquelle s’engouffre cette forme sournoise du racisme », écrit le magistrat.

Cette décision du tribunal québécois a une portée nationale, mais ce n’est pas la première fois que la question des interpellations aléatoires est soulevée en parlant de profilage racial. Après le dévoilement d’un rapport dévastateur, la Nouvelle-Écosse avait décrété un moratoire sur la pratique au sein de ses corps policiers en 2019. Le Service de police de la Ville de Montréal s’était doté d’une nouvelle politique en matière d’interpellation il y a deux ans, avec des résultats mitigés, à en croire ce que rapportait Le Devoir récemment.

Le procureur général du Québec a porté la décision en appel, ce qui peut donner à croire que la Cour suprême s’y penchera un jour. Ce qui ne nous empêche pas de décortiquer les effets potentiels de la décision si le dispositif du juge Yergeau est maintenu par les tribunaux supérieurs.

Neuf questions

L’exercice juridique auquel s’est prêté le tribunal est minutieux. Le juge identifie neuf questions auxquelles répondre avant de décréter le renversement du précédent établi dans l’arrêt Ladouceur. Un exercice alimenté des nombreuses précisions faites au fil de la jurisprudence, les plus récentes en date dans les arrêts Bedford (décriminalisation de la prostitution) et Carter (aide médicale à mourir) : « Le demandeur a-t-il démontré que la situation exposée ou la preuve réunie “change radicalement la donne”? »

« La population canadienne a changé radicalement. Il y a beaucoup plus de gens de l’immigration, de minorités visibles depuis les années 90 », explique Me Fourcand. « Depuis les trois dernières années, on a vu beaucoup plus d’études sur les biais inconscients, sur le caractère discriminatoire de dispositions législatives qui semblent à première vue être objectives. »

L’espace manque ici pour faire la nomenclature desdites questions. Mentionnons tout de même celles-ci, tel qu’on peut les lire dans la décision du juge Yergeau :

  • Quels sont les cas où le juge d’instance peut s’écarter d’un précédent établi par un tribunal hiérarchiquement supérieur?
  • Le profilage racial, la façon dont il s’exerce auprès des conducteurs noirs, les difficultés de preuve qu’il soulève et son effet traumatisant sur les membres de la collectivité noire sont-ils le fait de la règle de common law et de la loi telles qu’en elles-mêmes ou résultent-ils de l’application dérogatoire de l’une et de l’autre?
  • Une fois reconnue la réalité du profilage racial dans les interceptions routières arbitraires sans motif réel d’automobilistes noirs, les moyens déployés au Québec au cours des dernières années par le ministère de la Sécurité publique, par certains services de police et par les maisons d’enseignement en techniques policières peuvent-ils constituer un correctif adéquat en matière de droits fondamentaux?

« Je trouve que c’est une décision qui redonne confiance ou qui renforce la confiance dans les institutions », insiste Me Fourcand. Une décision « de très grande importance pour tous les Canadiens, mais en particulier pour les membres de la communauté noire. »

Un meilleur accès à la justice

La Clinique juridique de Saint-Michel (CJSM) a été impliquée activement dans le dossier du demandeur Luamba, notamment sur le plan de la recherche juridique. Celui-ci a choisi la voie d’un jugement déclaratoire pour faire invalider les dispositions du Code de la sécurité routière, et par le fait même les principes de common law, qui concernent les interpellations aléatoires. Une procédure rare, selon Me Fernando Belton, fondateur de la CJSM, à Montréal.

D’abord, l’avocat fonde espoir dans le fait que cette décision pourrait effectivement améliorer l’accès à la justice des personnes victimes de profilage racial. « On va avoir moins de personnes qui vont avoir à contester ces infractions devant la Cour municipale, moins de plaintes à la Commission des droits de la personne », soutient Me Belton.

À l’heure actuelle, une personne qui se dit victime de profilage racial peut déposer une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. « Quand on doit attendre 5 ou 6 ans avant d’avoir une décision du comité des plaintes qui permet ou pas que cette plainte soit traitée devant le Tribunal des droits de la personne, c’est nier les droits d’une personne d’attendre si longtemps », ajoute Me Belton.

Enfin, Me Belton prévoit une baisse des plaintes en déontologie policière avec la fin des interpellations aléatoires. « Bon an, mal an, on sait qu’il n’y a que 2 à 3 % des plaintes qui se retrouvent devant un comité de déontologie policière. [De celles-ci], il y en a 50 % qui tombent. [...] Au niveau de l’accessibilité à la justice, c’est sûr qu’on vient de faire un pas qui est important », indique le juriste.

Il se range néanmoins aux arguments du juge Yergeau quant à l’impact de cette décision. Celui-ci écrit que la fin des interpellations aléatoires « ne mettra pas fin du jour au lendemain et par enchantement au profilage racial. »

Le hasard veut que le policier Fady Dagher ait récemment été nommé directeur du SPVM, l’un des trois plus gros corps de police au Canada. Celui-ci est reconnu pour son approche plus ouverte aux communautés marginalisées, et est perçu comme un réformateur. Lui-même a souvent été victime de profilage racial, disait-il lors de sa nomination.

« C’est un policier qui est sensible aux questions de discrimination raciale », souligne Me Belton. « Il faut comprendre que l’impact de sa nomination dépend vraiment de la réponse du corps policier, des personnes sur le terrain, de son état-major », conclut-il.

Des paroles qui résonnent comme un écho à celles du juge Yergeau, qui écrivait dans sa décision que le profilage racial « doit être escorté vers la sortie une marche à la fois, le présent dossier étant l’une d’elles. Avec le temps, la société ne s’en portera que mieux. »